18 septembre 2012

Sophie Rabhi : Scolariser son enfant dans une école alternative



Sophie Rabhi, 38 ans, nous parle du parcours qui l’a amenée, en 1999, à créer son école basée sur les principes de Maria Montessori. Elle est la fille de Pierre Rabhi (Du Sahara aux Cévennes, La Gardien du feu, le recours à la terre, Parole de terre,…), philosophe et spécialiste de l’agriculture bio, bien connu dans les milieux de l’écologie et du développement durable.

Dans la suite logique de la création de son école « La Ferme des Enfants », elle est à l’origine d’un projet intergénérationnel sur ce lieu de vie, au hameau des Buis en Ardèche du sud.

Devenue maman, je me suis très vite posé la question de l’instruction de mes enfants. Sachant que, dans notre pays, la scolarisation est obligatoire à partir de 6 ans, mais recommandée dès 3 ans, je me suis interrogée sur les véritables besoins de l’enfant.
Etant née dans une ferme, au milieu d’un bois magique de plusieurs centaines d’hectares, j’ai toujours considéré l’école comme un lieu d’incarcération, où l’enfant est coupé de la réalité vivante du monde actif. Et je trouve paradoxal que nos sociétés occidentales préconisent d’enfermer toute la journée les enfants dans des lieux clos, fonctionnels, pour y étudier la réalité du dehors dans des livres.

Insatisfaite par les perspectives conventionnelles, j’ai ouvert, en 1999, une école dans la ferme familiale : La Ferme des Enfants. J’étais alors agricultrice, responsable d’une exploitation d’élevage caprin avec transformation fromagère.

L’école a été créée dans le cadre des activités complémentaires des agriculteurs. Au départ toute petite structure d’une quinzaine d’élèves, l’école a grandi au fil des années jusqu’à atteindre un effectif de 50 élèves. Elle a déménagé de la ferme familiale vers le Hameau des Buis, un éco-village de vingt maisons dans le sud de l’Ardèche initié par La Ferme des Enfants.

Le projet de l’école est lié au respect de l’enfant naturel et à la création d’un environnement pédagogique adapté aux enjeux actuels. Il est fondé sur deux axes complémentaires : l’un nourrit la vie intérieure et concerne le rapport à soi, à l’autre et au monde, dans la conscience, la coopération et la bienveillance. L’autre aspect concerne les compétences nécessaires pour acquérir de l’autonomie et les ressources utiles pour inventer l’avenir : les matières conventionnelles font partie intégrante de ces outils d’autonomie, mais aussi savoir traire une chèvre, faire du fromage, élever des poules ou des cochons, faire pousser des légumes, coudre, tisser, éco-construire, cuisiner…



La vie scolaire à La Ferme des Enfants se partage donc entre temps de classe et temps d’ateliers, l’un nourrissant l’autre. C’est une école ouverte sur le monde, avec de nombreux intervenants, car chacun est maître dans ce qu’il connaît, dans ce qu’il porte par son vécu. Des retraités, des artistes, des artisans, des voyageurs viennent ainsi partager leur expérience, leurs savoirs et leur savoir-faire avec les enfants.

Les enfants ont la liberté de faire des choix en accord avec leurs centres d’intérêt, autant pour le travail en classe que pour le choix des ateliers. Chacun se responsabilise ainsi sur ce qu’il veut accomplir dans sa journée. Le fonctionnement de l’école est démocratique : un Conseil hebdomadaire rassemble ses acteurs de tous les âges pour l’expression des problématiques et la prise de décision. Les enfants sont ainsi amenés à donner leur voix, avec la même considération que celle d’un adulte, dans les domaines décisionnels qui leur sont impartis.

Mes quatre enfants ont bénéficié, et bénéficient encore pour les plus jeunes, de ce parcours atypique. Cette scolarisation s’accompagne de choix forts pour la vie de famille également :honorer les besoins de l’enfant est une priorité pour mon mari et moi, comme pour les dizaines de familles, venues de France et d’autres pays européens, qui n’ont pas hésité à déménager pour se rapprocher de La Ferme des enfants, bouleversant ainsi leur vie professionnelle et sociale.

Respecter l’enfant, ses rythmes, son individualité, ses émotions, mobilise notre bienveillance et notre écoute au-delà de l’imaginable. Il nous faut trouver en nous des trésors de ressources pour rester fidèles à nos valeurs : accepter l’enfant tel qu’il est et n’user contre lui d’aucun mauvais traitement.

Avec le travail d’Alice MILLER, j’ai mesuré un aveuglement dont je n’avais pas conscience, celui d’une société pour laquelle « frapper un animal s’appelle cruauté, frapper autrui est un délit mais frapper un enfant est de l’éducation… ». Combien de personnes encore prétendent ne pas maltraiter leur enfant : « juste une petite fessée de temps en temps » ? Combien prétendent ne pas utiliser de punition mais isolent l’enfant dans sa chambre lorsque son comportement dérange, ou pratiquent la manipulation : « si tu as ton brevet, tu auras un scooter »… ?

La relation de l’adulte à l’enfant se fonde, dès le plus jeune âge, sur le pouvoir. Rien d’étonnant donc que notre société use et abuse d’un même fonctionnement qui pervertit la relation et nous éloigne de notre humanité. J’ai aujourd’hui la conviction que la personne humaine possède, au sein d’elle-même, un instrument extraordinaire d’une grande valeur, mais aussi d’une grande fragilité : sa sensibilité. Cet instrument a ses harmoniques propres, et il réagit en résonance avec le monde. Lorsque l’enfant naît, il a besoin d’une extrême bienveillance pour s’accueillir dans ses ressentis les plus intimes et permettre à cet instrument de se déployer dans toute sa beauté. En rencontrant la brutalité des comportements de ses parents ou éducateurs, l’instrument ternit. Il ne peut assumer les contradictions ressenties. La douleur est trop vive. Alors, la personne s’endurcit et s’adapte. La carapace s’épaissit. « Plus je mets du cadre, plus il est insupportable ! » se plaint-on. On constate que des enfants durement éduqués n’écoutent plus rien : ils traversent la vie, prisonniers de leur agitation intérieure, en bousculant tout sur leur passage… L’instrument ne résonne plus, éteint par haute trahison…

Lorsque j’ai mis en acte mes idées sur la manière d’accompagner les enfants, j’ai reçu en retour beaucoup de critiques, de doutes… Mon approche a été considérée comme subversive ou teintée d’inconscience. Nombre de parents se sont rapprochés de La Ferme des Enfants par idéal, puis s’en sont éloignés, parfois avec fracas, trop perturbés par ce changement de repère : « Comment faire si je ne domine plus mon enfant ? Comment m’obéira-t-il ? Comment obtiendrai-je de lui de bons résultats scolaires ? Ne va-t-il pas devenir une mauvaise personne ? ». 

Les enfants nous bousculent. Ils mettent sur la table leurs conflits intérieurs, leurs scénarios familiaux. Les émotions fusent. Face à cette situation inconfortable, les parents sont interpellés au plus profond. Soit ils capitulent et retournent vers un système plus contenant, soit ils considèrent que les manifestations de leurs enfants sont des occasions pour des guérisons et une évolution personnelle. Au fur et à mesure que le travail s’accomplit, l’instrument se dégrippe et, petit à petit, se remet à chanter. La beauté de ce processus est aussi émouvante qu’une naissance. 

Autour de cette démarche, beaucoup de confusion vient brouiller le regard des témoins. J’ai été moi-même dans cette confusion : ma démarche est-elle une réaction ou une action ? Dans mon parcours de maman et d’éducatrice, je me suis parfois perdue entre ces deux démarches radicalement différentes. La réaction est située sur le même mouvement de balancier que ce contre quoi nous luttons. En ce sens, elle ne permet aucun changement véritable. L’action se situe quant à elle dans un espace neuf, inspiré. Ecouter l’enfant et lui permettre d’être lui-même, vibrant et bien vivant, ne signifie donc pas l’abandonner à sa propre énergie. L’enfant a besoin de nous pour se construire et nous devons être bien présents à ses côtés pour l’écouter, le conseiller, le guider, lui donner la main, le soutenir, le contenir si nécessaire. Il doit pouvoir s’appuyer sur nous, avec la confiance édifiée par la patience et la bienveillance que nous lui témoignons.

Cette qualité relationnelle n’est globalement pas envisageable dans le système scolaire traditionnel. Le hasard fait que, de temps à autre, un enseignant porte ces qualités. Mais l’organisation générale de l’école, basée sur la compétition et la sanction, ne permet pas à l’enfant de grandir en confiance.

L’école alternative remédie parfois à cela, quand les adultes qui en sont responsables travaillent avec cette conscience des enjeux. Pour ma part, je me réjouis de voir maintenant mes grands enfants, âgés de 13 et 11 ans, forts de leur expérience de scolarisation différente. Je les vois riches, entiers, compétents, prêts pour la vie.
Malgré les difficultés et les errances, si c’était à refaire, je recommencerais sans hésiter.

Source : amisdecircee.fr

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